Souvenirs

11/04/2022

  Ce matin-là, lorsqu'il s'éveilla, le Farfouilleur n'était pas dans son assiette. Un mal de tête terrible lui comprimait les tempes, un arrière-goût sucré lui retournait le ventre et, surtout, sa mémoire lui jouait des tours. Son allure maladive lui fut confirmée par son colocataire qui s'exclama en le voyant : « Mince alors, la tête que tu te trimballes ». La voix joyeuse de son ami qui, soit dit en passant, était un puits intarissable de paroles, ne fit qu'aggraver son état. Le Farfouilleur se résolut donc à se rendre chez le Docteur. Après une toilette sommaire, allez savoir pourquoi les bouts de ses doigts étaient tâchés de bleu, il se mit en quête de son arme. Pratique et efficace, il l'avait fabriquée lui-même. Dans ce monde hostile, un bon équipement était primordial. Sa lame lui avait plus d'une fois sauvée la vie et il ne s'en séparait jamais. Mais, ce matin-là, il eut beau chercher, il ne la trouva pas.

La contrariété relança ses maux et c'est donc désarmé, quasiment nu si vous lui aviez posé la question, qu'il s'aventura au-dehors. La matinée était déjà bien avancée et c'est sous un soleil de plomb qu'il arpenta les ruelles de Dump. Par chance, le Docteur était présent et, bien qu'il n'ait pas pris rendez-vous, comme se plut à lui répéter l'Assistant du Docteur, il accepta de l'examiner.
- Quelle tête, tu fais peur à voir, s'exclama à son tour le Docteur.
Le Farfouilleur exposa ses symptômes en insistant particulièrement sur sa mémoire défaillante et la perte de sa lame.
- Hmmm, tout porte à croire que tu souffres d'une bonne gueule de bois, diagnostiqua le Docteur.
- Vraiment, mais... ce n'est pas du tout mon genre, bredouilla le Farfouilleur.
- Oui, c'est ce qu'ils disent tous. Tiens, avale ça.
Le Docteur lui tendit un gobelet rempli d'une substance nauséabonde à l'aspect peu engageant.
- C'est une infusion de champignons turquoises. Très efficace. D'ailleurs, tu devais m'en rapporter de ta dernière expédition. Tu n'en as pas trouvé ?
Le Farfouilleur ne sut pas quoi répondre, il n'en avait aucun souvenir. Et en silence, il ingurgita la mixture.
- Beeuuuuh, c'est très amer, maugréa-t-il.
À peine avait-il reposé son verre que l'Assistant le mettait à la porte en prétextant que le Docteur avait beaucoup de travail notamment avec tous les patients qui, eux, avaient pris rendez-vous.

Midi approchait et c'est une véritable fournaise qui cueillit le Farfouilleur à sa sortie du cabinet médical. Sans attendre, il se dirigea vers le bar de la ville. Si le Docteur avait raison, c'est là-bas qu'il avait passé sa soirée. L'établissement était désert mais le Barman lui s'activait dans tous les sens. Il rangeait, briquait, remontait des caisses de bouteilles du sous-sol. Le Farfouilleur profita d'une légère accalmie pour l'interpeller.
- Qu'est ce que vous me voulez ? grogna le Barman sur la défensive avant de s'adoucir. Oh mais c'est vous. Je vous avais pas reconnu... Vous avez vraiment une sale tête.
Le Farfouilleur comprit qu'il avait vu juste et il demanda au barman de lui en dire un peu plus sur sa venue.
- Ah ça, vous avez mis une sacrée ambiance, mon petit monsieur. Tournées générales et vas-y que je chante et que je danse. Je vous cache pas que vous avez énervé plus d'un de mes habitués. Vous avez pas votre langue dans votre poche, vous.
- J'ai dû boire plus que de raison pour agir ainsi. Ce n'est pas du tout mon genre, se lamenta le Farfouilleur.
- Ah mais vous n'avez pas bu une goutte, mon petit monsieur. Vous avez arrosé tout le monde mais rien n'est tombé dans votre gosier.
- Vraiment, mais comment expliquer mon état, alors ? Et mon amnésie ?
Le Barman haussa les épaules. Les comment et les pourquoi l'intéressaient peu.
- Est-ce que, par hasard, j'aurais laissé mon arme dans votre échoppe ?
- Ah non. Vous aviez pas d'arme en arrivant. Je m'en souviens bien parce que je me suis dis que c'était vraiment osé de se balader comme ça, sans défense. Surtout avec une bourse aussi bien garnie.
Cette dernière remarque interpella le Farfouilleur. Si sa bourse était pleine, c'est qu'il était passé chez le Commerçant pour vendre ses marchandises.


Sans plus attendre, il abandonna le Barman. Le soleil de midi l'écrasa sous ses rayons ardents. Il eut beau raser les murs, c'est ruisselant de sueur et la nuque brûlée qu'il parvint devant la boutique du Commerçant. La fraîcheur du magasin le soulagea mais ce répit fut de courte durée. En effet, le Farfouilleur se retrouva nez-à-nez avec la plus Jolie Fille du village. Aussitôt son visage s'empourpra et il bafouilla un semblant de salut. Il n'eut pas le temps d'en dire plus. La Jolie Fille lui asséna une claque retentissante, qui lui dévissa le cou, avant de tourner les talons et de s'enfuir en pleurant.
Le bruit de l'altercation fit lever la tête au Commerçant. Aussitôt, son visage devint rouge de fureur.
- Toi, fulmina-t-il. Comment oses-tu revenir ici ? Je t'avais prévenu Farfouilleur que si tu revenais dans ma boutique, je te démonterais la tête...
Tout en parlant, le Commerçant avait déplacé sa masse avec une rapidité déconcertante vers le Farfouilleur. Il l'empoigna et le menaça de son poing.
- Ah, je vois que quelqu'un m'a devancé. Il t'a fait une belle tête, tiens, ricana-t-il en le lâchant.
Le Farfouilleur se répandit en excuses, bien qu'il ne sache pas encore ce qu'il avait pu faire ou dire de mal. La seule explication, qui lui venait, était qu'une personne pour une raison inconnue l'avait drogué. D'où son comportement étrange. Il s'en ouvrit au Commerçant.
- Hmmm, possible, ronchonna ce dernier. Moi, tout ce que je sais, c'est que tu es venu me vendre ta camelote, comme d'habitude. Mais tu en exigeais un prix déraisonnable. J'ai voulu marchander, comme on le fait tout le temps. Et là, tu as commis l'impardonnable...
Le Commerçant marqua une pause mélodramatique qui exaspéra le Farfouilleur. Il fallait toujours qu'il en fasse trop.
- L'impardonnable, souffla le Commerçant. Tu as pris mes clients à partie en m'accusant d'être un arnaqueur. Moi, s'exclama-t-il. Tu as prétendu que mes prix étaient bien au-dessus de ceux pratiqués dans les autres cités. Sais-tu le tort que tu m'as causé ? Tous mes clients me regardent de travers maintenant. Ils me demandent tous des rabais, s'écria-t-il exaspéré.
- Mais... On a quand même fait affaire puisque ma bourse était pleine.
- Oui, j'ai accepté ton offre. Mais uniquement pour te faire taire et pour que tu ne ruines pas définitivement ma réputation.
- Et ma lame, je ne vous l'ai pas vendue quand même ? interrogea le Farfouilleur, pris d'un horrible doute.
- Ta lame ? Non. Je ne pense pas que tu l'avais avec toi. Sinon, je l'aurais utilisé pour te fendre en deux. Maintenant, tu sais à quoi t'attendre si tu me joues un autre de tes mauvais tours, le menaça-t-il.
Sur ces bonnes paroles, le Farfouilleur préféra se retirer.


L'après-midi s'étirait lentement et le Farfouilleur, après avoir écumé tous les recoins de la ville, ne savait plus où chercher sa lame. Dépité mais aussi affamé, il décida d'aller se restaurer avant de poursuivre ses recherches. Alors qu'il tournait au coin de la rue, il s'arrêta ébahi. Tranquillement assis devant le restaurant, ce tenait Loony. De sa main droite, il brandissait une brochette de crabes et dans sa main gauche, il tenait négligemment sa lame.
Le Farfouilleur alla à sa rencontre.
- Ah, salut. J'aime bien ton nouveau visage, il est marrant, l'accueillit Loony.
- Ce n'est pas un nouveau... laisse tomber. Dis-moi plutôt ce que tu fais avec ma lame.
- C'est toi qui me l'a confiée.
- Moi, mais jamais j'aurais... Le Farfouilleur s'interrompit. La journée passée lui avait prouvé qu'il pouvait faire beaucoup de choses qu'il pensait impossible. Raconte-moi ça, reprit-il.
- Eh bien, tu me l'a tendue et tu m'as dit : « Tiens moi ça ».
Le Farfouilleur attendit mais rien de plus ne fut dit. Loony avait repris la dégustation de sa brochette.
- Ok, mais pourquoi ?
- Tu voulais ramasser des champignons...
- Et après, s'exaspéra le Farfouilleur.
- Après, bah tu es ressorti de la grotte, tu as pris tes affaires et tu es parti en rigolant.
- Je... je comprend rien. On était devant une grotte, tous les deux ?
- J'avais faim et je cherchais des crabes. J'aime beaucoup les crabes.
- ... Quel rapport ?
- Je me suis perdu et je suis tombé sur toi. Tu devais me ramener à la maison mais tu m'as laissé devant la grotte.
- Pourquoi tu n'es pas rentrer avec moi ?
- Tu m'avais dit d'attendre.
Cette conversation épuisait le Farfouilleur et il décida que le mieux, pour comprendre ce qui lui était arrivé, était encore de se rendre sur place. Il demanda donc à Loony de l'y conduire.

L'après-midi touchait à sa fin lorsqu'ils parvinrent devant la grotte. Le Farfouilleur s'approcha avec précaution. Il enflamma une torche et éclaira l'ouverture. La flamme ne changea pas de couleur, signe qu'aucun gaz toxique n'émanait de la cavité. C'est alors que, du fond de la caverne, une faible lueur s'alluma.
- Loony, tu vois ça ?
- Oui, ce sont des champignons.
- Comment tu sais ça ?
- C'est toi qui me l'a dit, hier.
Le Farfouilleur reporta son attention sur la lumière.
- Des champignons turquoises, marmonna-t-il.
- Ah non, ils sont bleus. Et sucrés... Ils sont bons mais pas autant que les crabes. Et il faut bien les rincer, c'est un Tchakaï qui me l'a dit, un maître des champignons...
- Le docteur m'a demandé de lui rapporter des champignons turquoises, se souvint le Farfouilleur qui ne prêtait aucune attention au discours de son compagnon.
- Cela sont bleus, pas turquoises.
- Oh, bleu, turquoise, c'est la même chose. Attends-moi là, je vais en récolter quelques uns.
Et sans attendre de réponses, il s'enfonça dans l'ouverture. Il ne fit que quelques pas avant d'atteindre le premier bouquet de champignons accroché à la roche.
Seul devant la grotte, Loony trépignait. Jamais on écoutait ce qu'il avait à dire. Pourtant, la Maîtresse lui avait bien expliquée les différentes couleurs.
- Je sais faire la différence entre le bleu et le turquoise, moi, cria-t-il à l'intention du Farfouilleur.

Au fond de la caverne, le Farfouilleur soupira en l'entendant. Il tendit la main pour cueillir les champignons et en les effleurant, un léger nuage de spores s'envola... 

Tout comme sa mémoire.

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